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Lignes de vies

Lignes de vies

Sens. Dessus. Dessous.


TOUJOURS SU - 1ère PARTIE

Publié le 22 Décembre 2022, 13:40pm

Pic By Mrs K - The foam dreams are made of

Pic By Mrs K - The foam dreams are made of

 

 

 

CELLE QUI JOUA A SE FAIRE PEUR

 

Bien sûr elle l’avait toujours su. Depuis le début. Avant le début.

Il n’y avait rien à faire pour changer ça. C’est même pourquoi elle avait eu besoin de temps, avant d’oser ne serait-ce que tenter de s’adresser à lui comme avec d’autres, en diverses circonstances, elle l’avait maintes fois déjà fait par le passé. Non que l’envie cette fois lui manquât. Certainement pas. Mais l’écart. Cette soustraction cruelle qu’elle avait si souvent refaite, comme si elle espérait à force de calculs en tirer un résultat autre, soumettre la mathématique au joug de sa volonté pour aboutir à une différence moindre. Celle-ci, qu'elle connaissait trop bien, lui paraissait à peu près infranchissable et tout à fait invraisemblable. Qu’allait-il penser ? Devinerait-il ce qu’il lui inspirait ? Enfin… il devait avoir l’habitude d’initiatives de ce type ; elle était sans doute loin d’être la première. Combien de femmes s’autorisaient — d’ailleurs étaient-ce bien des femmes, seulement ? Alors oui, bien entendu il devinerait. Et comment le prendrait-il ? Se pouvait-il qu’il soit tout de même flatté ? Se pourrait-il que l’attraction soit partagée ? Ah !... Et voilà ! C’était plus fort qu’elle. Voilà qu’une fois encore elle s’égarait.

C’est toujours ainsi que tout commençait… Pourtant sa raison restait vigilante, chaperon intraitable qui ne renonce jamais à sa mission, même relégué à l’arrière-plan. Elle ricanait : et comment, hein, comment dis-moi, est-ce que cela se pourrait ? C’était méchant, mais c’était juste et elle ne pouvait l’ignorer… Au mieux, il la trouverait encore agréable à regarder mais hélas trop âgée. Une jolie fleur fanée. Elle s’en voulait même pour sa naïveté incorrigible qui osait s’imaginer que la question se posât. Elle se prenait en flagrant délit : en train de délirer. Pour penser de la sorte, il fallait qu’elle imaginât ne serait-ce qu’un instant qu’il puisse la considérer. Elle, qui surgie de nulle part l’aurait contacté sans vergogne alors qu’il ignorait jusqu’à son existence. Elle que par ailleurs, rien ne distinguait : ni œuvre, ni titre, ni honneur, ni célébrité. Aucun talent particulier. Une femme sans qualité, plus toute jeune pour couronner le tout. Qu’il pût la considérer sur ce plan. Fût-ce pour décliner. C’était déjà dément et elle le savait… Irrésistible pourtant.

Quelle force mystérieuse, puissance opaque et irraisonnée ou quel goût toxique de l’échec et de l’humiliation l’avait pourtant conduite à défier le ridicule, à tenter sa chance malgré tout ? Quelle litanie de mauvaises fois s’était élevée envers et contre tout en son for intérieur pour la conduire à outrepasser tout sens commun ? À y aller ? Ainsi qu’elle l’avait finalement fait — et qu’elle n’en revenait pas… Avait-elle vraiment appuyé sur l’écran ? Avait-elle joué trop près du feu, laissant traîner un pouce nonchalant qui fit le travail sans qu’elle eût à en décider sciemment ? Les choses s’étaient emballées. Voilà ce qui s’était passé. Il avait suffi d’une fraction de seconde et maintenant c’était fait. Et elle se parlait pour se tranquilliser. C’est sans arrière-pensée, simple témoignage d’admiration et d’enthousiasme. Après tout c’est bien pour dialoguer avec des lecteurs qu’on écrit, non ? Je suis restée parfaitement cordiale. Tout est là : affaire de cordialité. L’art et la manière. Les torchons. Les serviettes. Les cochons qu’on n’a pas gardés…

Manier les mots — pas avec la même virtuosité insolente que lui, certes, pas avec le même talent, la même inspiration, la même impertinence, la même profondeur, la même éloquence, la même poésie, la même érudition… non. Gands Dieux non ! Pas comme cela, naturellement, mais enfin… — elle savait faire et y prenait plaisir. Alors elle s’était aventurée à essayer. Pour du beurre. Pour voir. Ce que cela ferait. Comment elle s’y prendrait. Est-ce qu’elle saurait ? Un défi à elle-même, une bravade sans conséquence. Elle avait ouvragé quelques phrases dont elle avait travaillé la simplicité avec le plus grand sérieux, tapant à une cadence folle des mots qu’elle effaçait, en reprenant certains, les agençant autrement. Elle jouait. Toute seule. À se faire peur. Et si toutefois, je lui écrivais ? Qu’est-ce que je lui dirais alors ? Comment le dirais-je ? vaudrait-il mieux piquer son orgueil ou sa curiosité ? Le trouver sur les réseaux ne lui avait donné aucun mal lorsqu’elle l’avait cherché quelques jours plus tôt. Juste comme ça. Non, non, sans le moindre projet ! Cela n’engageait à rien. Simple curiosité… Ses pages, qu’elle avait longuement consultées, dépeignaient quelqu’un d’accessible, joyeux et plein d’humour, ceinture noire en ironie, médaille d’or de la suggestion, magicien des lucidités fulgurantes. Des amis par milliers. On y faisait salon. Il y cabotinait plus souvent qu’à son tour, acrobate du bon mot, bouffon céleste à ses moments choisis, en constante représentation devant une audience conquise, presque captive, aimantée par l’énigme magnétique. La profondeur y affleurait partout naturellement, perforant la surface en irruptions aux fumerolles de soufre : ses dehors joviaux et plaisantins abritaient un volcan où à tout moment, au gré de son humeur ou de sa fantaisie, serait englouti à jamais qui s’avancerait trop près ou d’un pas mal assuré. Nombreux rêvaient en secret de s’y frotter. Peu réellement osaient ou se ravisaient bien vite avant que les premières passes d’arme ne les défassent pour de bon. On le courtisait plutôt. Les efforts qu’on y déployait pour s’attirer son attention ajoutaient à cette curieuse séduction en retrait qu’elle avait bien perçue chez lui ; si bien qu’elle fonctionna sur elle immédiatement, aussi. C’est même elle qui avait provoqué sa chute. Combien chutèrent avant elle, combien chuteraient encore ?

L’homme avait l’art de la dérobade et du sous-entendu qu’il maniait, l’un et l’autre, avec une dextérité telle qu’on eût juré qu’il en était l’inventeur. Samouraï-cardinal, Maître d’un culte à l’ambivalence. Sous ses dehors virtuels de parfaite légèreté et de bonhommie, elle sentait qu’un abîme voltigeur feintait, avec pudeur et avec fierté, qui le lui rendait tout à la fois plus mystérieux, plus effroyable et plus attachant. Plus elle en lisait, moins elle en savait et sa curiosité agacée enflait, cognait et se dressait en mâles soubresauts, avides et conquérants. Il ne s’agissait plus d’un homme : il était un voyage, une aventure, une épopée. Il ferait d’elle une héroïne. Deviendrait-il une tragédie ? Elle pouvait encore renoncer et tout arrêter. Mais le vice amadoua la prudence avec l’aplomb et l’expérience d’une vieille prostituée. Elle prit place à la table, anticipant la mise à venir : Bonjour Guilgane, je me permets de vous adresser ces quelques lignes après vous avoir entendu à B*. Je vous avais hélas raté à N*, où je travaillais pourtant, lorsque vous y êtes venu en mai. Je ne vous avais pas encore lu mais cela changera bien vite, à présent que je vous ai entendu vous exprimer. J’ai déjà commandé deux de vos ouvrages dont j’attends la livraison prochaine chez mon libraire favori. En attendant je parcours les nombreux textes de votre site et l’impatience grandit de page en page. Merci pour le partage et le plaisir : des mots déjà lus, de ceux restant à lire. Je vous souhaite une lumineuse journée.

Ce vouvoiement qu’elle était seule depuis longtemps à ne pas trouver pesant et désuet. De premières lignes sobres, sages, neutres. Insipides. Blêmes de timidité. Si éloignées de ce qu’il écrivait. Des phrases soldat pourtant, doutant d’elles-mêmes mais admirablement résolues à l’action, à l’échec plutôt qu’à la résignation — de ce point de vue, elles forçaient son respect. Se pourrait-il qu’elles lui fassent, à lui, le même effet ? Elle les vit s’élancer sans sommation alors qu’elle y songeait. Elle avait déclenché l’envoi dans un geste subit, une contraction musculaire fortuite, acte manqué réussi à la perfection. S’ensuivirent la panique, le doute, la honte, le regret ; qu’avait-elle fait ? Pourquoi... Pourquoi Diable l’avait-elle fait ? Elle pensait seulement se faire un peu peur à épeler les mots, les aligner pour voir à quoi ils ressemblaient serrés les uns contre les autres, les ordonner en un bouquet singulier pour s’imaginer comment il en apprécierait le parfum… Seulement, elle n’avait pas su s’arrêter. Elle le sentit confusément : des dés de cristal, diseurs d’avenir et de boniment étaient jetés. Une partie s’ouvrait dont elle ne déchiffrerait les règles — peut-être, elle l’espérait — qu’en la jouant.

Or le coup d’envoi venait d’être sifflé, certes hésitant et peu décisif, dans ces mots qu’elle avait laissés lui échapper peut-être moins que dans son silence qu’ils habillaient. Ses pauvres mots, sans verve, si fades, si éloignés de ce qu’elle souhaitait transmettre. Ils étaient bel et bien couchés là sous ses yeux, gisaient pâles et chétifs sur un fond bleu criard qui les exposait et irritait la cornée. Elle fixait l’écran comme on fixe une plaie ouverte, se repassant le film du geste fatidique qu’il aurait fallu savoir éviter. Elle pensa effacer tout de suite ce qu’elle venait de rédiger ainsi qu’elle le faisait parfois, souvent, plus que la moyenne à ce qu’on lui suggérait assez régulièrement. Est-ce que vraiment les gens, pour la plupart en tout cas, étaient toujours si sûrs d’eux-mêmes, si constants dans ce qu’ils éprouvaient, faisaient, disaient ou ce dont ils se sentaient capables ? Ne regrettaient-ils jamais ? Elle, si. Souvent. Elle oscillait entre audaces et des timidités de pareilles intensités. Et alors, elle effaçait ce qu’elle avait mis tant d’effort à formuler. Ainsi que l’idée lui brûlait les doigts, encore une fois. Mais alors, lui qui ne la connaissait pas se trouverait confronté — et ce, avant même de lire le moindre mot d’elle — aux symptômes de son instabilité chronique, de son indécision, de son cruel manque d’assurance. C’est ainsi qu’il découvrirait son existence et rien, à ce sujet, ne pourrait plus être fait. C’était cornélien.

Son téléphone lui échappa des mains alors qu’apparut la petite mention italique. Il était en ligne… Elle, tout en elle et tout autour d’elle se figea. Il était là, de l’autre côté de l’écran. Mais il ne la lut pas. Le message demeurait sous ses yeux, haletant, tapi le cœur battant dans l’attente d’être découvert ; elle l’entendait qui happait l’air, poisson médusé en lutte, perdu hors de son élément. Soudain la mention disparut, indiquant que lui aussi. Toujours sans l’avoir lue. Dans son corps une neige secrète, silencieuse tomba, enveloppa de distance blanche et l’espace et le temps et un frisson pâle de déception parcourut ses vertèbres. Voilà. Tout ça pour ça… Bon. Fin des illusions, tout était en ordre et sans surprise ! Elle eut pourtant un drôle de petit sourire de satisfaction, une douce bouffée d’orgueil tout à fait inhabituelle à l’idée de l’audace qu’elle venait de s’autoriser. Tant mieux, se dit-elle amusée, si personne n’avait rien su. C’était sans importance. Tant mieux si lui, en particulier, n’en savait jamais rien. Sans doute valait-il mieux qu’il n’en sache jamais rien. Tout ce qu’elle pouvait attendre, tout ce à quoi elle pouvait aspirer avec lui s’était déjà produit sans qu’il n’en sache rien ; cela était bien. Elle échouait encore à le nommer — elle devrait prendre le temps d’y penser, de le comprendre et de l’identifier — mais elle pouvait affirmer que quelque chose d’essentiel et qu’elle croyait mort dedans avait bougé. Cela avait tressailli en elle. Puis cela avait grandi et s’était redressé. C’était beau, déjà. Quelque chose s’était émerveillé, avait rêvé, joué, tremblé de peur et d’espoir mêlés… Et elle avait osé quelque chose. Elle. Elle s’était évadée en songes. Un peu plus loin, un peu plus fort que d’habitude. Maintenant la parenthèse se fermait ; il fallait reprendre ses esprits et cesser d’y penser.

Elle sut que la distraction serait son seul salut, quelle qu’elle fût. Occuper ses pensées qui complotaient une mutinerie dont le spectre planait déjà sur la journée et plus, si affinités… Il était encore tôt. Elle fila sous la douche : un peu de temps noyé et de fraîcheur bienvenue en ce cœur torride de l’été. Refroidir sans tarder ce qui voulait fort, si fort s’embraser — au corps et à l’écrit. Dehors, déjà haut, un soleil cuisinier régnait sans nuance sur un ciel que pas le moindre nuage, pas le voile le plus léger ne cherchait à lui disputer. Tant de lumière la réjouissait, son corps exultait. L’été était sa saison, il l’avait toujours été ; mais la vie triste de la ville et de ses habitants avait cessé de l’intéresser au point qu’elle préférait ne plus s’en mêler et rechignait fort à s’y mêler. Rien qui ne dût l’empêcher de se promener pourtant, de sortir un peu se changer les idées, d’offrir sa peau à la morsure céleste en se riant des looks rivalisant d’estivité de Parisiens en manque chronique de vitamine. Sortir. Marcher. Jouer du bout des pieds une mélodie ombre et lumière, légère, sur les trottoirs chauffés à gris ainsi qu’elle aimait tant le faire autrefois… Non, elle restait là, cloîtrée dans la pénombre du dedans, drapée d’elle, jugulant à grand peine l’impulsion qui lui dictait en permanence de consulter cette messagerie où elle l’avait contacté au cas où il répondrait. Combien de temps tiendrait-elle ? Elle savait qu’il faudrait savoir se convaincre, d’emblée, qu’il ne le ferait pas. Facile à dire, c’est vrai. C’était pourtant, en effet, le plus probable après tout. Et elle savait la propension de son esprit à s’embraser jusqu’à la pyrolyse. C’était une question de sécurité. Elle musela donc énergiquement l’idée, la chassant presque tout à fait en se consacrant à un court texte sarcastique, commentaire d’une actualité médiatique dont elle avait depuis quelques jours l’idée persistante. Assez pour s’y engouffrer longuement, pleinement, des heures durant.

Quand elle en eut terminé, son regard enfin délivré se rua sur la surface morte de l’écran de téléphone où il fut percuté par le clignotement bleu anémique de l’application en question, en total contraste avec l’explosion de formes grouillantes et multicolores qui brouillèrent aussitôt sa vue. Hébétée, elle garda l’appareil dans ses mains désormais tremblantes sans oser d’abord le moindre geste. Ils étaient trop lourds de conséquence. Alors elle ralluma timidement l’écran pour constater qu’il lui avait bien rapidement répondu, resta bouche bée, interdite. Le message attendait sagement là qu’elle l’ouvre, depuis quelque temps déjà. Elle avait résisté vaillamment grâce à la complicité du travail. Elle ne distingua que les quelques premiers mots d’une notification qui trônait là, à la manière d’une mise en bouche. Guilgane F a écrit : Merci de votre message

Passée la déflagration originelle, comptant de longues inspirations et autant d’expirations, elle se livra à son exercice favori : celui qui pouvait avoir cours dans son esprit, à tout moment, y occuper tout l’espace sans même parfois qu’elle ne constate que ce fût le cas. Elle énumérait. Toutes les déceptions qui la guettaient. En l’occurrence elle listait celles, en particulier, qui pouvaient ourdir un tour cruel, quelque sabotage irrémédiable derrière ces mots. Elle s’en fit une liste, interminable et saugrenue : Il avait un.e community manager et c’est elle.lui qui répondait — Merci de votre message, le soutien des lecteur.ice.s est la plus précieuse récompense pour un.e auteur.ice, Cordialement... Ou bien c’était un message type, adressé automatiquement — Merci de votre message, nous prenons votre intérêt à cœur et faisons notre possible pour vous répondre dans les meilleurs délais. Peut-être, même, était-ce un message généré directement par l’application — Merci de votre message, la boîte de votre correspondant est pleine, cela déborde, il y en a de tous les côtés mais nous lui indiquons que davantage de correspondants encore cherchent à le joindre. L’homme était plutôt populaire. Presque célèbre… Peut-être tout de même était-ce bien un message de lui, poli, embarrassé de l’intrusion qu’il trouverait déplacée — Merci de votre message, ceci est une boîte privée, n’hésitez pas à faire parvenir toute communication à l’adresse de mon éditeur. Et s’il n’était pas poli ? C’est vrai… Rien vraiment ne l’y obligeait. Elle sentait affleurer dans les lignes qu’elle dévorait de ses écrits un art consumé du sarcasme et il avait, à cet âge justement qu'elle avait depuis depuis longtemps dépassé, cette arrogance triomphante qu’on pouvait encore (tout juste) excuser, une flamboyance en mode mineur dont n’était pas exclue une part de cruauté — Merci pour votre message, dont j’ai naturellement compris le fond inavoué. Peut-être aurais-je pu répondre favorablement à une telle demande si vingt ans de trop ne vous accablaient déjà. Elle tremblait. Tête aux pieds. Bon Dieu ! Ce message aurait sa peau.

 

(Fin de la première partie.)

 

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