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Lignes de vies

Lignes de vies

Sens. Dessus. Dessous.


UN QUARTIER CALME

Publié par Mrs K sur 16 Juin 2023, 07:36am

Photo by Mrs K.

Photo by Mrs K.

 

 

 

 

 

Anaïg découvrit sur les papiers qu’elle remplissait, comme si ou parce que les choses n’étaient plus ce qu’elles étaient, l’adresse de son père qui se trouvait non loin de l’hôpital, ainsi que son navigateur le lui révéla aussitôt : huit toutes petites minutes de trajet. N’était-ce qu’une commode coïncidence ou avait-il choisi exprès un domicile qu’il savait son dernier ? Depuis combien de temps était-il en traitement ? Personne ne le lui avait dit et elle s’apercevait seulement n’avoir pas posé la question, pas eu cette curiosité. Quand s’était-il su condamné ? S’était-il jamais admis vaincu ? Et tout cela avait-il encore la moindre importance désormais ? Anaïg quitta l’hôpital assommée, tête pleine d’interrogations et bras emplis d’effets paternels qu’elle choisit d’emporter : les vêtements qu’il portait à son admission, quelques autres réunis à la hâte et qui parce qu’ils ne composaient aucune tenue complète disaient un départ précipité, une paire de charentaises trouées qui lui firent office de souliers pour ce dernier voyage de son vivant et, naturellement, le téléphone par lequel l’histoire avait frappé quelques heures plus tôt. Elle avait ressenti le besoin de sauver ce reliquat d’anodins objets d’une destruction par le feu, réglementaire et annoncée dans le cas où elle ne les récupérerait pas. Tant, bien trop déjà, lui sembla-t-il, venait de partir en fumée que, soudain, sauver seul comptait. Dans sa main, hors du sac dans lequel on les lui avait également remises, Anaïg regardait gésir encore inoffensives ces clés qui allaient rouvrir toutes les plaies.

Elle s’arrêta pour louer une chambre, dans le premier hôtel qu’elle trouva à proximité et qui pût convenir à son budget. Huit minutes pour se préparer, c’était trop court : vraiment pas assez.

     - Sans réservation ? grimaça l’agent d’accueil. Et combien de nuits ?

Il arborait un sérieux et une concentration qui laissaient accroire que l’enjeu était immense, si d’aventure il se trompait. Tout suggérait au contraire que la disponibilité ne poserait guère de problème mais Anaïg bien qu’elle s’impatientât se retint de le souligner dans un sarcasme. Non que l’envie lui manquât mais elle était trop fatiguée pour se battre sur tous les fronts à la fois.

     - Je ne sais pas. J’ai des affaires imprévues à régler ça va prendre un tout petit peu de temps. Disons au moins trois nuits sans doute. C’est possible, trois nuits, déjà ? Je vous verse un acompte pour celles-là si vous voulez et je vous dirai vite, si ça devait se prolonger.

     - Une simple ?

     - Oui.

     - Douche ou bain ?

     - Douche, ça ira très bien. Votre premier prix sera parfait.

Anaïg songea l’espace d’une seconde à l’interroger sur les librairies d’art et les bibliothèques universitaires de la région mais elle se ravisa encore, c’était hors de propos. L’homme était peu avenant et ne donnait aucun signe qui permît de penser qu’il fréquentât ce genre de lieux. En outre, que cela lui plaise ou non, c’était un cas de force majeure et ses recherches devraient supporter d’attendre : l’éternité paternelle devenait pour le moment la seule priorité. Amputer ses journées pour garantir l’occupation de ses soirées ne rimait à rien et prolongerait inefficacement son séjour alors que, dans le monde de l’éphémère où elle se démenait et avait encore tant à accomplir, l’échéance du rendu de son mémoire approchait dangereusement. Ignorer cette démangeaison de l’esprit qui ne la quittait plus, faire taire ce qui malgré tout trépignait en elle en se tordant d’impatience et hurlait sans relâche exigeait un effort permanent. Cela s’était tu de soi-même pour un temps bref, happé dans un formidable acouphène le temps exact d’un cataclysme. Juste assez pour qu’elle oublie ordinateur, notes et ouvrages, qu’elle les laisse en partant, loin, jusqu’ici où elle était maintenant pieds et poings liés. Et cela déjà se ravivait bien malgré elle, enflait dedans en pulsion urticante à l’intensité redoublée par l’empêchement.

Une fatigue immense s’abattit sur Anaïg, l’ensemble de ses muscles, de ses nerfs demandèrent grâce à l’unisson. Elle régla ce que le standardiste lui demandait, priant secrètement sans rien laisser paraître pour que son paiement soit accepté, songeant avec lassitude que s’il lui fallait en effet prolonger son séjour — bien que l’endroit ne lui en inspirât aucune envie — elle devrait en passer par de bien gênantes négociations. Dormir chez son père naturellement ne coûterait pas un traître sou… Elle fut parcourue d’un frisson glacial, si intense qu’elle fut convaincue que l’homme s’en était rendu compte et cela, d’ailleurs, n’est pas impossible bien qu’il n’en manifestât rien. Elle remonta lentement un regard apologétique vers le sien qui ne lui renvoya qu’un air vaguement bovin, seul qu’elle lui vît et ce soir et par la suite et qui, à ce qu’elle put ainsi en conclure, était naturellement le sien. Elle était montée, avait longé un corridor sans charme où s’alignaient d’autres portes inconnues et indifférenciées jusqu’à trouver la sienne.

 

À l’hôpital, on lui avait demandé comment elle souhaitait vêtir le défunt et on l’avait priée de procurer les habits nécessaires à la morgue. On y effectuerait la toilette mortuaire dans l’après-midi. On l’y attendait entre quinze et seize heures, ce qui lui laissait juste le temps de dormir un peu avant d’aller s’acquitter de sa première épreuve. Elle s’était fait expliquer ce qui se faisait et ce qu’on évitait, en termes de vêtement : ils devaient se heurter, jusqu’en ces profondeurs d’outre-tombe, à des modes du moment qui sans doute n’avaient rien à envier en termes d’à-propos à celles des vivants. On lui lista donc avec force détails et précaution ce qui se montrait trop compliqué à ajuster correctement. Car on ne manipule pas n’importe comment ces mannequins-là.

Les images qu’Anaïg gardait de son père émergeaient à son esprit : la façon austère qu’il avait de se vêtir, ses habits mal coupés, ses chaussures informes. C’étaient des images déjà anciennes où les traits du visage, la couleur des cheveux, la texture de la peau en comparaison de ceux qu’elle avait découverts en le retrouvant attestaient comme elle avait depuis longtemps cessé de le connaître. Et voilà qu’aujourd’hui, il lui revenait pourtant de tailler le costume de son éternité.

Elle tira les rideaux lourds et l’obscurité régna. La chambre disposait d’un ventilateur plein de promesses, trop vaguement tenues à l’usage hélas dans un grincement rhumatismal et tapageur, mais la chaleur de ce milieu de journée imposait aux oreilles délicates d’Anaïg une magnanimité dont elles faisaient peu souvent preuve d’ordinaire. Elle s’employa à faire abstraction de ce mal nécessaire pour trouver un peu de repos. Mais tandis qu’elle posait sa nuque sur l’oreiller et fermait les yeux pour s’octroyer une courte sieste, elle fut saisie d’une angoisse de mort terrible et se releva aussitôt, tremblante, ruisselante de sueur et le souffle court. Elle se doucha et lava le chemisier qu’elle portait — une rapide exploration de son sac ne lui laissant guère de choix — qu’elle étendit sur le dossier de l’unique chaise qu’offrît sa chambre spartiate avant de la quitter. Le repos aussi devrait attendre.

C’était un quartier calme, celui où il habitait, dépourvu d’âme et de caractère ou de quoi que ce fût qui s’en approchât. Le genre de quartier sans histoire où l’on adore s’en faire entre voisins. Un quartier témoin de maisons témoins, habités de témoins eux-mêmes, à l’affût du moindre événement inhabituel, autorisés de bon droit à toutes les questions et tous les commentaires. C’était un quartier discret où l’on multipliait les indiscrétions, un quartier propre sur lui et cela lui ressemblait au fond. Ou plutôt non, cela ressemblait à l’image qu’il avait de lui ou peut-être, pour être parfaitement exact, à celle qu’il voulait qu’on s’en fît : un homme sans histoires, simple et droit, bien comme il faut, rien à déclarer. C’était un quartier comme ça, de pavillons tous semblables même quand ils ne l’étaient pas qui se côtoyaient dans une feinte indifférence et formaient ensemble l’un de ces lotissements qu’on trouve aux périphéries des villes de province, marinant dans leur normalité sans âme, sans charme ni personnalité, leur banalité bienvenue au club.

Anaïg progressait dans les petites allées comme on avance à l’échafaud, aussi lentement qu’elle le pouvait, son corps, son cœur se crispant à mesure qu’elle approchait. Elle infligeait à son moteur qui piétinait un asthme pathétique alors qu’elle progressait, encore une fois, vers un numéro qu’elle cherchait parce qu’on le lui avait indiqué et qu’elle ne reconnaîtrait pas en le voyant. La voix robot égrenait sa litanie au ralenti : destination à deux-cents mètres, destination à cent mètres, cinquante, dix. Vous êtes arrivée.

Anaïg passa un long moment d’hébétude, assise sur le capot. Une voisine chargée de lourds sacs de provisions marqua un temps d’arrêt lorsqu’elle remarqua sa présence et l’observa longuement d’un air suspicieux avant de s’engouffrer chez elle. Les cris de joie de l’enfant qui l’attendait tirèrent alors Anaïg, qui n’avait rien remarqué, d’une rêverie sans objet. Elle était attendue, le temps passait et elle ignorait combien précisément ce qu’elle devait faire à l’intérieur lui en prendrait. Elle tira le trousseau de sa poche et chemina à pas timides vers la porte d’entrée. La deuxième clé qu’elle essaya s’inséra sans difficulté dans la serrure : c’était la bonne sans l’ombre d’un doute.

Mais alors sa main trembla et la force lui manqua pour effectuer le tour nécessaire, ou bien elle secoua la clé plus qu’elle ne la fit pivoter, ou peut-être qu’elle la tourna simplement du mauvais côté, ou bien elle n’arriva pas en réalité à l’insérer dans la serrure, ou que la serrure était grippée ou, même, qu’une autre clé se trouvait déjà à l’intérieur — est-ce que quelqu’un se barricadait ? —, à moins qu’elle se trompât tout simplement de clé, ou de porte ?... La jeune femme n'y comprenait rien, sa raison s’échouait, se brisait en éclats brumeux sur ce constat invraisemblable : le simple geste qui seul lui permettrait d’entrer refusait sous ses yeux de s’accomplir. Rien n’y faisait et c’était à rire ou à pleurer et Anaïg se sentait prête à faire les deux à la fois. La chevillette chut finalement, aussi mystérieusement qu’elle avait résisté.

 

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