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Lignes de vies

Lignes de vies

Sens. Dessus. Dessous.


PEAU NEUVE / Partie III

Publié le 11 Février 2021, 13:57pm

PEAU NEUVE / Partie III

 

 

 

 

 

Partie III

 

Elle ne sent plus rien. Elle est un engourdissement posé là, passif, résigné, offert à la course déterminée de la machine sur sa peau, aux assauts des aiguilles, à l’empreinte de l’encre. Elle n’attend plus de voir le dessin, que la douleur cesse, de pouvoir bouger… Elle n’attend plus. Elle s’est absentée sans rien dire. Absentée. Sans rien faire. Passée de l’autre côté, où la vie l’aspire depuis l’intérieur et se déploie en dimensions évanouies, en dimensions fantasmées, en dimensions avortées. Elle aussi s’est évanouie, mentalement, comme évaporée. Revenue dedans, avant, à son ventre encore immaculé, aux tremblements qu’une nuit elle y a senti naître et gronder, aux effondrements qui les suivaient. Elle revit le premier matin, quand elle avait dû s’arracher à son étreinte encore vaillante pour se rendre au travail sans avoir dormi, épuisée, incomplète mais plus vaste qu’elle-même pourtant, exsangue mais répandant dans son sillage un parfum de sourire frais à travers tout Paris. De nouveau, elle croque dans ce croissant parfait — qu’elle a attrapé au coin, en sortant du métro, à cette boulangerie à deux pas de l’agence dont les viennoiseries chaque week-end attirent des clients des arrondissements voisins — en cédant avec coquetterie aux pressants questionnements de ses collègues.

Oui, elle a passé une nuit aux 1001 voyages. Oui, c’était leur première, pourtant. Mais l’évidence ! Mais la magie ! Comme cela avait été bon, de s’abandonner à un homme qui savait, vraiment, faire l’amour à une femme.

Le soleil de l’été, à travers les vitres du bureau, caresse ardemment sa nuque et amplifie l’immersion dans la mémoire, la mémoire délicieuse, la mémoire indécente et partagée, engloutie encore crue dans l’appétit sucré du petit déjeuner. La joie envieuse qui s’écrit dans les pupilles vibrantes des collègues. Le thé fumant. Plus tard, bien plus tard, alors que le tatouage serait devenu vieux, trahirait une expérience qui n’était plus à faire, elle apprendrait — par un de ces traits d’ironie dont le sort se régale à nous transpercer parfois — qu’elle était, cette nuit-là, celle qui lui ouvrait la voie. Dans une dimension secrète à la densité inquiétante qu’elle sent s’ébranler en elle, dans un puits de préscience magmatique qui bouillonne déjà se cache cette vérité inimaginable. Un jour les faits révélés provoqueront l’alourdissement, conscient cette fois, de son souvenir. Aujourd’hui peut-être, camouflé par la vibration agressive des aiguilles, un frémissement fugace réveille un morceau de conscience, à l’absence un peu moins profonde que les autres. Et chuchote. Comme il chuchotait sans être entendu, sans être cru, pendant le séisme originel, sous les draps. De chaque souvenir, combien de nouveaux se créent ? Se créeront ? Mises à jour du réel. Réalité augmentée. Souvenirs au futur… Est-ce qu’on ne se souvient, vraiment, que du passé ? Elle ressent soudain, qui ébranle l’air dans lequel elle flotte parmi ses divagations, la collision des passés refoulés et des futurs connus dans le secret de soi-même. Libération en afflux saccadé dans ses veines d’une inégalable, insondable, insupportable densité du souvenir. Antimatière explosive à la masse fatidique.

Alors, propageant autour de lui une onde de vide dans lequel il résonne, lointain, puis de moins en moins, un écho finit par se faire cri retentissant. La voix de l’homme. Le claquement sec des doigts devant ses yeux ouverts, pourtant en cessation d’activité.

- Oh ! y’a quelqu’un… T’es avec moi ?

Le visage de l'homme émerge brutalement d’une opacité blanche. L’anxiété de ses traits. La morsure nette du présent triomphant.

- Tu m’entends ?... Est-ce que tu entends ma voix ?

- J’entends…

Le demi-relâchement. Un souffle, long, lourd.

- Reste avec moi… Écoute-moi.

Il s’affaire un moment hors du champ de vision de la jeune femme. Vague volonté de tourner la tête, de le suivre du regard. Rien ne répond, tout le haut du corps, pétrifié. Le verre d’eau offert un peu plus tôt, déjà nouveau souvenir réapparu. Nouveau carré de sucre.

- Avale ça. C’est fini, je vais te montrer mais d’abord tu vas t’allonger et bien respirer.

Il respire, encore. Laisse s'exprimer sa fébrilité.

- Tu m’as fait un plan, là… je croyais que j’avais tout vu mais toi, c’est autre chose.

Elle l'écoute. Il délire. Elle n'a aucune idée de quoi il parle.

- Bon, de toute façon on prend toujours un peu de temps après, de détente. Donc tu te détends.

Il s’approche et essaie de l’aider à s’allonger confortablement, reposer ses bras qui la portent comme ça depuis des heures. Mais les bras résistent, têtus, calcifiés. Leurs corps ensemble unissent leurs efforts de prudence et de douceur déterminée, forcent les épaules en avant, déplient les coudes. Une douleur soulève la jeune femme, vive cette fois, rompant avec l’anesthésie diffuse des piqûres innombrables. Une douleur qui la rassemble, là où les aiguilles l’avaient disséminée dans l’air. Elle est de retour. Revenue sur la table dans un long gémissement rompant avec le silence de son départ, tout à l’heure. De son voyage, de ses voyages depuis. Il la laisse reprendre son souffle quelques minutes. Lorsqu’il réapparaît, son regard s’est détendu, lui aussi revient de loin. Il lui sourit : une expression douce, de connivence à un compagnon d’infortune.

C’est fini. L'esprit de la jeune femme s’attache à ces mots sans les comprendre, perçoit pourtant qu’ils sont l’instant. C’est fini. L'homme est satisfait. Elle ne se souvient pas, plus, de quoi il est question ; mais c’est fini. Et il est satisfait. Quelque chose a été accompli qui n’aura pas échappé à son sens du devoir.

Son crâne lourd s’enfonce, creuse sa forme dans la matière de la table. Ses paupières sont traversées de tressaillements, au rythme d’un élancement vif. Sa main se pose instinctivement sur son ventre, source de la souffrance lancinante. Et la souffrance redouble, catégorique. Le tatouage. L’homme. Sa présence ici. La douleur. La table. L’encens. Le plafond. Les aiguilles. Le dessin, indélébile. La confiance. Le souvenir. L’émotion. La décision. Le passage à l’acte. Le sens. Tout devient vrai, revendique sa part d’espace autour d'elle et redessine ainsi ses limites. Un sourire pousse ses joues vers le ciel, elle l'observe prendre ses aises, le regarde faire, du bout des muscles. Il l’amuse. Il lui fait plaisir.

C’est de circonstance : le plaisir, c’est lui qui l’a conduite ici. Le tatouage. Le souvenir. Le passage à l’acte. La décision greffée au corps. La mémoire faite futur « à tout jamais ». La leçon à retenir, par cœur, à chérir envers et contre tout malgré, déjà, les souvenirs plus récents, malgré la désillusion, malgré les épisodes vandales — et leur incroyable propension à se générer les uns les autres — qui ont tenté de faire triompher la terreur. Malgré la rupture, encore, et toute l’étrangeté. Malgré les remords, malgré les regrets.

Indélébile, essentielle comme un apprentissage. La première défaite de la culpabilité.

 

 

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