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Lignes de vies

Lignes de vies

Sens. Dessus. Dessous.


ILS NE SAVENT PAS

Publié par Mrs K sur 12 Mars 2021, 17:09pm

Photo Mrs K. When blue turns grey.

Photo Mrs K. When blue turns grey.

 

 

 

La nuit vient. Elle resserre lentement son emprise sur la ville en l’enduisant, de plus en plus généreusement, de ses ombres poisseuses qui couvrent détails et reliefs. La pénombre aura bientôt fini d’écraser de sa  platitude les dernières résistances du jour. Est-ce que toute résistance est vouée à l’échec ? Même le soleil, chaque jour, s’incline avec grâce ; quand bien même il reprend sa vaine lutte à chaque lendemain.

 

Mes pas se succèdent, dans une lenteur qui doit ressembler, de l’extérieur, à de la tranquillité. Qui est, en réalité, une absence. Ils s’arrangent entre eux pour faire leur office de façon autonome, comprenant que mon esprit saoulé aux échos de conversation qui me lacèrent les méninges, aux vapeurs de la culpabilité, de l’amertume et du dégoût de moi ne leur sera d’aucun secours. Je connais chaque ruelle du quartier, chaque vitrine, chaque croisement, chaque œuvre d’art qui colore ses murs. Pourtant je n’ai aucune idée, du quartier où je me trouve ; aucune idée même de me trouver quelque part et je ne suis pas certaine, à vrai dire, de vouloir essayer de me chercher. Alors je m’y perds en ce moment. Absolument. Rien à voir avec un itinéraire. Je m’y perds, m’y dissipe, m’y disloque. Chacun de mes pas me détache de moi, que déjà je n’occupais plus tout à fait avant de quitter le grand appartement. Mais l’ai-je vraiment quitté ? Je le sens, encore. Je le vois. Pas avec les yeux, c’est plus crucial que ça ; trop en tout cas pour résonner à l'iris. Mais je le sens faire. Il circonscrit dans un glissement le même espace autour de moi, je l’emmène avec moi en le fuyant au hasard des trottoirs. C’est parce que je le fuis qu’il ne me quitte pas, que son volume fait écran, carcan autour de moi. Tous les visages réunis dans la chambre enfumée — leurs expressions sidérées, la blessure au fond de leurs regards, leur ahurissement au son des paroles que j’ai proférées — tous m’arrachent de leurs dents des morceaux de chair et d’âme, en compensation du préjudice subi. Des morceaux qu’ils offrent en sacrifice en les recrachant dans cet espace qui me tient ainsi, inextricablement, prisonnière. Sans m’empêcher de circuler. Et puis, dans cet appartement mouvant, fantôme du 184 et qui veille à ma pénitence, il y a une pièce à l’obscurité effrayante. Une pièce qui avale la lumière qu’on tente parfois d’y allumer. Une pièce-noire pièce-miroir, à l’exactitude crue de ce qui se dévoile sous les paupières baissées ; où mes traits, tels que je les découvre, hurlent ma monstruosité. La colère de Leila, digne, silencieuse, sans effusion. C’est elle qui fait les murs de cette pièce-là. Pas de fenêtre, pas de porte. Pas d’air. Pas d’issue. Une colère totale. Probablement irréversible… « Irréversible ». Un frisson café : noir, intense, amer ne me quitte plus, après que le mot est venu s’imposer, s’immiscer dedans, s’infiltrer dans la matière grouillante et meurtrie à l’intérieur de mon thorax, passager clandestin que je n’ai pas le cœur de chasser, ou pas si envie que ça… que j’ai besoin, même, de sentir frémir là. La colère de Leila : c’est tout de même la moindre des choses, qu’elle se déverse sur moi.

Vu que je suis encore là. Inutile et tenace.

Pas Lamia, non, mais moi.

Comment Leila ne m’en voudrait pas, pour ça ?

 

Mes pas se sont arrêtés depuis quelque temps — combien ? — quand je recouvre, un peu, mes esprits. Sentiment d’hallucination. Comme au sortir d’un rêve qui m’aurait fait tremper l’oreiller d’une sueur moins réelle que le songe, lui-même. Un volet métallique tiré, péremptoire, rendu inaccessible par un éboulement d’offrandes accumulées là depuis des jours par qui, pour quoi ? Je me redresse, fébrile, face au réel immense et mystérieux qui me manifeste son antipathie, en prenant appui sur les objets disséminés au sol : fleurs plus ou moins fanées, bougies plus ou moins fondues, lettres et messages de toutes sortes plus ou moins détrempés. Des secondes sans commencement ni fin s’accouplent, sur la pointe des pieds, prolifèrent sans bruit à l’abri de ma totale léthargie alors que s’ébranle la machine folle de l’entendement, jusqu’à la surchauffe. Je halète, lorsque s’impose finalement le sens de tous ces signes additionnés. Que mes sens, eux, avaient depuis longtemps saisi. C’est ici que la mort m’a frappée vendredi, et son ombre à présent se repose de tant d’efforts, affaisse son poids de plomb sur ma cage thoracique. Givre et soufre dans l’air qui se refuse à mes appels. Feu. Détresse.

 

Quelques silhouettes se recueillent, d’autres assouvissent une curiosité. Corps muets qui fabriquent un silence d’Église qui n’en finit pas de détonner, soumet mes tympans à une pression dangereuse digne des grandes profondeurs. Mes yeux parcourent chaque détail, inlassablement, avec le même étonnement que si je m’éveillais d’un sommeil sans âge sur la route de briques jaunes du magicien d’Oz. Quand on a affaire à la vie, parfois, on se demande ce qu’un homme de fer blanc a de si invraisemblable. Combien sont tombés là ? Qui aurait pu croire, à ça ? Comment on se sort, de ce mauvais roman ?

Alors que je continue, debout, hypnotisée de contempler la scène, les deux pieds toujours bien campés sur la route de brique jaune ; alors que je fixe à ma mémoire le raffinement de sa multitude de détails enchevêtrés, mon regard se trouve happé par celui d’une femme, accroupie comme en prière, les yeux bouffis masqués par de larges verres sombres mais dont j’ai senti le feu ardent braqué sur moi. Aussitôt me traverse, qui me relie à elle, à sa prière muette, à ses supplications acides au désespoir, un dialogue de silence profus, avide, vénéneux. Elle sait. Je sais. Nous nous sommes reconnues. Pas d’erreur possible. Coupables. Le verdict est sans appel. Le vertige sans pareil.

Mes jambes reprennent le contrôle, organisent mon exfiltration. Je ne me rends compte de rien — tout entière encore sous la foudre rouge de ce rappel à toute mon horreur bien vivante arpentant le bitume de la capitale. De rien. Je ne me rends compte de rien. Ni ne me souviens. Remonter la rue de Charonne, trouver le boulevard Voltaire, traverser la place Léon Blum, poursuivre, tout droit, dépasser Saint-Ambroise.

 

Aucun souvenir. Jusqu’au choc : devant le Bataclan, les effusions ont pris une autre envergure, la nausée soudain le dispute au vertige et tous deux ensemble me sortent brutalement de mon refuge de torpeur. Un attroupement, l’agitation, partout on se bouscule pour laisser sa trace. Des armes en uniforme distillent leur tranquille parfum de puissance d’une distance raisonnable. Pour les offrandes on rivalise d’originalité, de créativité, d’exubérance. Flammèches et petits papiers ont même signé une trêve, pour se joindre à la fête. Je m’approche, à pas lourds guidés par l’esprit cette fois, par sa mauvaise envie d’ébranler et la foule et l’instant de l’impact répété de mes pieds sur le sol, de secouer sans ménagement le confort écœurant de cet étalage de bonne conduite, maculée de bleu, blanc, rouge. Les violences de vendredi auront en tous cas rendu service à ces trois couleurs là. C’est peut-être ça, toutes ces fières chandelles qui brillent sous les encouragements de la piétaille réunie. Je me fraie un chemin à travers la foule massée là. Je les hais tous, avec gourmandise et la haine atteint au délice ; depuis ce cœur de l’indécence où je suis en train de la lover. Je me meus parmi les corps serrés avec brusquerie, manquant surtout de délicatesse, heurtant par principe autant d’épaules, de dos, de hanches que possible, poussant, pressant, évitant seulement les silhouettes d’enfants.

Eux seulement. Je les pardonne. Ils ne savent pas ce qu’ils font.

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