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Lignes de vies

Lignes de vies

Sens. Dessus. Dessous.


UNE DOUCHE

Publié par Sofi So sur 5 Septembre 2021, 07:33am

UNE DOUCHE

 

 

La salle de bains.

Fermer, surtout, la porte. Retenir toute la chaleur que je peux. L’automne a fini tôt de prendre ses quartiers cette année. Ce n’est pas un jour pour le petit frisson, glacé et agréable quand l’été indien rôde, au sortir de la douche. Le gris du ciel, dehors, me menace déjà, dedans, de toute sa morosité. Je peux dire le froid, le piquant, l’humide qu’il m’annonce. À l’œil nu.

J’ai l’œil pour ces choses-là.

Je regarde l’heure, qui me regarde aussi ; et je vois qu’elle se moque. Je ne sais pas de quoi, précisément, elle n’en finit pas de tourner. Ma tête non plus, mais en un mouvement moins fluide, par à-coups. Mes tempes battent légèrement. Je pense à me déshabiller et me ravise juste à temps pour éviter la morsure de la température.

D’abord, faire couler l’eau par torrents pour qu’elle chauffe — et la pièce entière, par la même occasion. On n’en est plus à un gâchis près, même chez ceux de bonne volonté. J’étale en attendant, sur ma vieille brosse à dents qui rend ses derniers souffles, un trait de dentifrice généreux. J’aime bien que ça mousse et puis le fluor, avec tout ce que j’en ai déjà consommé... Qu’est-ce que ça pourrait encore changer ?

L’oiseau de quatorze heures pousse son cri, derrière la vitre de la pendule murale. Il faut que j’accélère. Pourtant de nouveau je m’égare en conjectures.

Mes pensées se perdent, à nouveau, dans la tristesse résignée de notre époque, apeurée par les changements nécessaires. Écrasée, qui de privilèges, qui d’insécurité et, pour presque tous, d’un sentiment d’impuissance savamment orchestré. Constamment alimenté.

Comme tous les matins, je déplore cette dent manquante qui perfore mes sourires et dont il faut que je m’occupe, depuis 15 ans passés et ce réveillon de Noël dont me revient le souvenir tropical, à ciel ouvert, d’un Sound System en Afrique de l’Ouest. C’était alors si facile, d’y aller…

Merde, ça me manque. Aucune idée de quand je pourrai y retourner. Figée, devant mon reflet que regarde sans le voir une bouche déformée par le plastique, je reprends le mouvement mécanique du brossage que j’ai interrompu.

 

Les titres aperçus au réveil affluent… On est de nouveau, donc, sous régime d’exception. Bof, ça n’a plus rien d’exceptionnel. On nous dit, encore, que c’est du jamais vu : des chiffres sans-appel, sans pitié, même. Sans espoir ? De toute façon c’est vrai à chaque fois, puisque tout va de mal en pis et qu’on peut, au besoin, si ça ne suffisait pas, compter ce qu’on veut et le faire comme on veut. Alors, même à ça, évidemment, on s’est vite habitué. Aux grands maux les grands remèdes. On a, encore, toujours, sacrifié un peu plus. De tout ce qu’on pouvait. Un peu plus de loisirs, un peu plus d’échanges, un peu plus de droits, un peu plus d’emplois, un peu plus de services. Un peu plus de douceur, un peu plus de solidarité, un peu plus d’équité. Un peu plus de beauté.

Un peu plus de Liberté, un peu plus d’Égalité un peu plus de Fraternité.

On a, certes, un peu grogné — et on l’a cher payé — mais ça n’a évidemment, rien changé. Les plus vaillants ont fini par s’essouffler. Mais ils n’ont pas démérité. La plupart étaient trop découragés pour essayer. Douce France. Cher pays de l’insouciance.

 

Quand même, ça se sent ici et là, surtout quand il n’y a pas trop de risque à prendre, pas trop de menace qui rôde autour de nos petits conforts privés et collectifs : on est de plus en plus nombreux à chercher des portes dérobées. Des sorties de secours. Avec toboggan, canot de sauvetage et tout le toutim, ça va sans dire. En douceur. Personne n’a très envie de se jeter comme ça à l’eau, en éclaireur, pour voir… Mais enfin, disons qu’on se pose la question. Plus ou moins sincèrement, plus ou moins naïvement, mais avec — et c’est aussi irritant que touchant — la certitude d’y mettre sa meilleure volonté.

 

Essoufflés. Les cœurs à l’eau de rose se dessèchent sec alors que le bateau prend l’eau.

 

Me revient la mélopée de ces conversations innombrables, interminables avec Jeanne, douce auvergnate qui partagea un temps mon toit, marqua mon quotidien de deux années de l’empreinte délicate de sa modestie et de sa générosité. Elle est tellement enthousiaste — un don que la vie lui a fait, cette capacité d’enthousiasme, d’émerveillement qui mettait alors tant de couleurs à mes journées. Je revois ses yeux, leur manière terrible de me jeter tout à la fois urgence et espoir à s’y noyer. C’était beaucoup à encaisser. Ça me manque aujourd’hui. Je me demande pourquoi ça me revient, là, comme ça. Mais ça ne passe pas… Et il y avait les graines. Cette histoire de graines ça ne semblait pas grand-chose, peut-être, mais au moins ça a du sens. Et puis, pas grand-chose, c’est tout de même quelque chose. Une chose, que je peux faire. Aujourd’hui, demain…

Faire. Même petit. Quelque chose à opposer au rien.

Je tente de me souvenir des explications de Jeanne. Elles ne me reviennent pas ; mal ; tronquées. Impossible de me rappeler des détails, juste cette idée folle, absurde et si sensée : un réseau d’agronomes clandestin, Agronautes dévoués voulant couvrir la Terre d’une toison de blés dorés, féconde, frémissante, généreusement offerte à la caresse des vents. Elle avait imaginé un maillage, bien pensé, disséminé au plan national au moins, secondé par un réseau parallèle de citoyens, ruraux comme urbains, volontaires pour protéger à leurs domiciles des stocks de semis que la nature seule aura façonnés, en nombre suffisant pour préserver d’une disparition programmée des variétés entières de fruits et légumes naturels. Un scénario hollywoodien. La Force qui s’organise en sagesse d’insolence Yodique contre l’Empire pour braver l’interdiction — qui ne doit rien à la fiction — de cultiver des pommes de terre à leur état naturel. Moi, je n’étais pas au courant que ça existait, ce genre d’interdiction. Qui peut bien voter des trucs pareils ? Je me dis qu’on parle là d’un crime contre l’humanité si, vraiment, c’est confirmé. L’idée d’un canular m’effleure, soudain. Jeanne est un peu naïve, parfois... C’est une rêveuse, du genre indécrottable. Me renseigner. Tirer ça au clair. Et si c’est bien vrai, alors, y aller. Cette fois, y aller. Je me demande, au fil de ma rêverie, ce qu’« y aller » veut dire, exactement.

Contacter quelqu’un ? Garder quelques sachets ? En acheminer ? Que sais-je ?...

C’est pas grand-chose, certes. Mais j’aurai commencé.

On peut se pencher sur le problème dans tous les sens mais y’a pas à tortiller : on est à la dérive. On ne sait même plus à quel point exactement, c’est sans doute l’avantage d’avoir perdu tout horizon… Je crache la mousse de dentifrice longuement remâchée et me promets d’appeler le dentiste aujourd’hui, dans la semaine en tout cas. Bientôt. Sans faute. Je me rince la bouche, vérifie le brossage alors que l’eau coule, pour rien, abondamment : dans le lavabo, dans la baignoire. Sur le miroir la buée confirme maintenant que tout est prêt.

Un timing bien huilé. Je laisse choir sur le sol mon pagne et mon gilet. La fraîcheur de la pièce n’a pas a encore dit son dernier mot ; la chair de poule envahit la peau de tout le corps.  J’enjambe avec précaution le rebord de la baignoire. Quand les premières gouttes brûlent le bas de mon dos où elles s’écrasent dans une molle humidité, un frisson me traverse, comme une plainte. Une envie fulgurante de retourner au lit. Je tente de la dissoudre dans le jet fumant sous lequel je m’enfonce plus franchement... Et la douche me défait de ce qu’il reste encore de lui, après son départ. Presque rien, qui m’enivre jusqu’à présent. Son odeur. Un témoignage fragile sur ma peau des instants passés ensemble. Instants inespérés, instants délectables d’étreinte et de sueur. Je frissonne à nouveau.

L’eau chaude n’y est pour rien cette fois.

Elle coule dans mon cou, sur mes épaules, entre mes seins, glisse sur mon ventre, le long de mes jambes et entre elles, avant de s’engouffrer en spirale dans la bonde pour disparaître sous mes pieds. Elle emporte les bulles de savon et l’odeur de lui. Je la laisse couler, dans l’abîme sous la baignoire en contemplant le tourbillon et m’abandonne à penser à lui ; tout à fait, maintenant. À ce quelque chose que nous partageons et que je ne sais pas nommer. À la nuit qui s’est achevée, lorsque j’ai refermé le portail derrière lui. À sa bouche. À sa lèvre inférieure charnue et généreuse, offerte à la morsure par une lèvre supérieure presque un peu trop courte, mais ourlée elle aussi, et qui excite tant ma gourmandise.

Une bouche qui a tant à dire et sait le faire bien, avec panache et d’une langue experte.

Une bouche qui a tant à taire et fait enfler de son silence sans effort mystère et imaginaire.

À ses yeux pendant qu’il me faisait l’amour. À sa vigueur délicate, à sa virilité subtile mais sûre d’elle-même. À son visage, observé longuement depuis le bastion de mon insomnie, blotti dans sa propre main, longue, belle, aux doigts déliés, alors qu’il dormait d’un sommeil profond. Aux traits juvéniles que je retrouvais, tels que j’avais pu les voir sur ces photos, vieilles de quelques années à peine.  Ces images, où il n’était encore qu’un bel enfant. Je l’imaginerais presque suçant son pouce.

Et puis, je revois sa haute silhouette sous le ciel gris et lourd qui tourne, au coin de la rue.

Qui disparaît. Jusqu’à quand ?

« Dis, quand reviendras-tu » ?

On se tutoie, maintenant…

 

Le temps continue de filer sans se gêner pour moi. Je le reconnais bien là.

Je ressens le rythme paresseux, la couleur lente que veut prendre ma journée. Je n’ai pas très envie. De rien, en général. Je ne suis pas de mauvaise humeur, pas triste, même pas vraiment nostalgique. Pas encore. Seulement un peu fatiguée. Et ivre, délicieusement, d’émotion et de contact. De souvenirs, déjà. Le délicieux lendemain d’une cuite dont je n’ai aucune envie de dessaouler. D’avance, je me réjouis de mon retour, quand j’aurai terminé, là où je vais. Retrouver dans mes draps un peu de sa peau qu’il aura laissé là. Un peu de l’odeur musquée d’épiderme que la douche a complètement effacée, sur la mienne. M’offrir au sommeil, ultime récompense au travail de la journée. Tout à l’heure, dans quelques heures à peine. D’ici là, trouver juste l’énergie qu’il faut pour donner le change. Quelque chose que je sais faire.

 

L’oiseau de quinze heures chante, impérial.

Je ferme le robinet. Silence ravivé dans la pièce. Un frisson me traverse encore.

En m’enroulant dans l’immense drap de bain qui dissimule entièrement mon corps, j’aperçois le reflet de mes hanches dans le miroir embué. Ce reflet que j’essaie d’éviter. Dans mon mouvement — un léger pivotement — je distingue la forme devenue floue des fesses, à peine moins disgracieuse derrière l’écran de vapeur. Ce pli qu’elles marquent depuis quelques années et qui redessine la silhouette entière et me fait si honte. Comme il s’accentue, comme il continuera de le faire, inexorablement. Chaque jour, au cœur de ce rituel, il revient, grossier et cruel me rappeler mon âge entêté et, surtout, la bataille acharnée que j’ai livrée contre mon corps, des années durant et que nous avons, à la fin, tous les deux perdue.

Les traitements lourds, chargés de tristesse, d’injustice et d’échec qui démultiplient ce poids que le temps exerce déjà sournoisement. La gravité rancunière, patiente qui triomphe finalement de l’insolence ignorante des plus jeunes années, quand tout était tendu vers le ciel sans avoir à faire le moindre effort.

Quand je ne savais pas que c’était un cadeau, cette fraîcheur-là.

Qu’aurais-je fait différemment, au fond, si je l’avais compris plus tôt ?

Rien, vraisemblablement.

La quarantaine a donc amené dans ses bagages une angoisse terrible qui ne me quitte plus : celle de la fin (peut-être) inéluctable de cet aspect-là de l’existence. « Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable ». Un vertige glacé me pénètre à chaque fois que surgit cette idée redoutable. Redoutée. Un appétit ravivé pour les délices sensuels de plus en plus ardu à réprimer et, de moins en moins, la volonté de le réduire au silence. Et, là… faire sa connaissance.

Me voilà, maintenant, vraiment très en retard.

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