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Lignes de vies

Lignes de vies

Sens. Dessus. Dessous.


À LIRE ABSOLUMENT

Publié par Mrs K sur 22 Octobre 2021, 15:35pm

À LIRE ABSOLUMENT

 

 

 

 

 

Ce matin, une personne que je tiens, dans les réseaux auxquels je m’expose quotidiennement en ligne, pour intelligente, lucide, cultivée, bienveillante et plutôt raisonnable avait posté, sous la bannière « À lire absolument » un article émanant de France Inter — que pour plus de clarté et d’exactitude, nous renommerons Radio Exécutif.

 

« À lire absolument. »

De quoi s’agissait-il, donc, qu’il fallait lire ? Absolument ?

L’article n’en était pas exactement un à dire vrai, il était la retranscription de la prise de parole, à la barre, d’une femme, veuve, plus précisément, mère de deux jeunes enfants dont le second, une petite fille, était née orpheline après que son papa avait trouvé la mort au Bataclan en une funeste soirée de novembre. C’était il y a six ans. À quelques semaines près. Un souvenir qui n’a quitté personne, de ceux qui l’ont vécu dans leur intime, naturellement, mais bien au-delà. Un deuil traumatique qui a étiré sa cicatrice dans un inconscient collectif encore plus vaste que notre territoire national qui pourtant s’éparpille en toute incohérence.

 

« À lire absolument. »

Je m’exécutai. Un récit court, poignant, émouvant.

Le récit d’un amour exemplaire, que rien ne semblait devoir entacher, un amour idyllique comme la plupart d’entre nous n’en croiserons jamais que dans les romans. Et cet amour fauché par les balles d’armes de guerre tombées entre les mains de pantins abjects. Alors, le récit d’un deuil terrible, d’une meurtrissure à jamais purulente et du courage qu’il faut pour continuer de vivre, après qu’elle a marqué la chair, marqué l’esprit, marqué la mémoire, mangé l’espoir. Une formidable histoire de résilience. Un modèle du genre. Un témoignage plein de vérité intime qui relate tout à la fois l’incrédulité et la confusion des premières heures, la croyance qu’on maintient sous perfusion dans un volontarisme vain et qui se devine comme tel, la vie qui se réécrit déjà dans un cynisme infini et dont on fouille avidement les pages à la recherche de l’amour manquant, le malaise d’être celui qui reste pour avoir, au hasard de quelque anodine circonstance, échappé au carnage, l’attente interminable, attente éperdue du corps perdu, attente entêtée des autorisations administratives et de la possibilité de procéder aux rituels de circonstance, une fois la nouvelle indubitable révélée. Un récit bouleversant à tirer les larmes. Un récit qui ne peut susciter qu’empathie et désolation.

Un récit qui émeut. Absolument. De manière unanime.

Il ne peut en être autrement.

 

« À lire absolument. »

Le procès des attentats du 13 Novembre vient de s’ouvrir et six ans de douleur plus ou moins bien contenue attendaient l’opportunité qu’il leur offre de s’exprimer, d’être entendus, d’être expulsés de corps dont ils buvaient de leur emprise sangsue tout ou partie de l’énergie vitale. Mais, si lourd soit le chagrin, si profonde la blessure, si avide le désir de justice je ne peux m’empêcher de rester vigilante, de refuser de perdre de vue, aussi, malgré tout, que ces six ans inscrivent aujourd’hui cet événement hyper-médiatique dans l’œil d’un cyclone politique à la dangerosité sensible. Car ce sont moins de six mois qui nous séparent de l’élection présidentielle, Alphoméga de la conscience citoyenne dans notre cher hexagone. Croire ou non à une coïncidence — qui n’existent guère davantage que les licornes, comme chacun le sait intimement — n’est pas la question. Cela est, tout simplement ; alors il s’agit de considérer que délibéré ou non, cela ne peut, en aucun cas, être anodin. Reste à apprécier avec lucidité les ressorts et les effets de ce texte, lorsque nous y sommes ainsi exposés.

 

« À lire absolument. »

J’ai été tentée, ai même essayé de formuler et de publier — puisque c’est la dynamique supposée de ces espaces de conversations ouvertes — une question à la fois simple et abyssale, sincère tout à fait et dont la curiosité de connaître la réponse, une réponse, des réponses, me brûla tout au long de ma lecture. Pourquoi, fallait-il ABSOLUMENT lire ce récit ? Où en reposait le caractère de nécessité ? Dans quel but ? Pour quels effets ?

Que fait-il bouger de nos présupposés, ce récit ? Rien. Il les conforte tous.

En guise d’introduction, Aurélie qui témoigne ici nous fait d’ailleurs elle-même part de certains de ses doutes, quant à la question de rendre publique à nouveau, ici et maintenant, son histoire particulière. Sa douleur particulière. Son deuil particulier. Doutes qu’elle explique par un sentiment d’avoir, déjà, beaucoup parlé d’une part ; d’avoir cheminé depuis lors et de n’être ainsi « plus tout à fait la même femme qu’il y a six ans », également. Mais doutes qu’elle choisit finalement — un choix qui lui incombe, là, absolument en effet — d’outrepasser pour venir raconter « une dernière fois » son histoire. De là à extrapoler qu’elle-même ne soit guère convaincue de la nécessité absolue de donner à lire publiquement son récit, il n’y a qu’un pas que franchiront allègrement les mauvais esprits. Puis, elle poursuit : « Symboliquement, je vais vous la déposer, là. Et peut-être que chemin faisant, cela éclairera aussi la Cour sur ce que l’incursion du terrorisme peut faire sur une vie qui ne sera plus jamais ordinaire ». Bien sûr. Comment ne pas désirer, lorsque l’on est confronté à un tel degré d’invraisemblable, à une telle matérialisation de l’absurde aux conséquences si définitives et concrètes, comment, donc, ne pas désirer l’exprimer, faire exister aux oreilles du monde ce qu’on aurait soi-même été, auparavant, incapable de se figurer. Même si, c’est terrible et évident, cela ne pourra toujours qu’échouer en palabres aux pavillons d’oreilles autres. Au moins, essayer. De tout cœur, je souhaite que ce témoignage ait pu prodiguer à son auteure un peu de la sérénité que peut-être elle espérait qu’il lui procure. Comprenons-nous : je ne remets en rien ici en cause la légitimité de ce récit, encore moins la légitimité de celle qui décida de le livrer, là où et quand elle décida de le faire. Et là encore, d’ailleurs, la précision est d’importance : son récit, Aurélie l’a délivré dans l’enceinte d’un tribunal, face à ceux qui en avaient écrit le sanglant épigraphe. À la face de ceux dont elle était fondée à présumer, pour des raisons évidentes, qu’ils puissent avoir sur les événements dont il est ici question un point de vue qui ne laisse aucune place, qui n’accorde aucune importance à la souffrance qui est la sienne, à l’injustice de ce coup du Destin dont ils se donnèrent, dans une invraisemblable folie des grandeurs, la liberté d’usurper le nom tout en criant sa majesté. Que son courroux les en punisse, qu’il déploie sur leurs âmes la toute-puissance et la terreur de la colère redoutable qu’ils savent, pourtant, lui prêter. Pour l’éternité.

Mais, que penser de cette proposition, ainsi formulée : « peut-être que chemin faisant, cela éclairera aussi la Cour sur ce que l’incursion du terrorisme peut faire sur une vie qui ne sera plus jamais ordinaire ». Quelque chose à la lecture de ces mots m’a étonnée. Quelque chose que cette mise en mots particulière, justement, suggère. Suspecterait-on la Cour de mésestimer le traumatisme des victimes ? S’effraierait-on que la disposition première soit à l’abus de clémence envers les prévenus, pour que se dise l’inquiétude de voir sous-évalué le chaos craché par quelques mitraillettes enragées ? Est-ce la crainte sous-jacente qui pousse ceux qui relaient le billet de Radio Exécutif à le déclarer « À lire absolument » ? La jeune femme édicte enfin ce qui pesa le plus dans sa décision, ce qu’elle espère de l’acte quasi magique de cette ultime confession, rendue publique par la force des choses mais là n’était pas son objectif : « Ce sera donc la dernière fois que je vais parler de mon histoire, mais ce sera aussi la première fois que je vais la raconter en détail devant ma famille qui est ici aujourd’hui — et pour certains, venus de loin. Nous avons vécu ensemble ces événements, mais peu savent vraiment ce qu’il s’est passé pour moi et je crois que c’est bien qu’ils entendent ce que j’ai à raconter avant d’essayer de refermer ce chapitre ». Nous y sommes. Il existe en effet une vertu d’ordre thérapeutique au témoignage public, il agit de façon assez simple à comprendre sur celui qui se décharge d’un peu du poids de l’incompréhension que les autres opposent — plus ou moins malgré eux — à son expérience. Il arrive aussi, en exhumant la réalité d’un vécu du secret d’une mémoire muselée que le procédé opère à l’échelle collective, comme on le vit en Afrique du Sud ou au Rwanda avec les « Comités Vérité et Réconciliation » où dépasser collectivement le stade du déni devait permettre au deuil de la Nation de s’effectuer, ouvrant des pages vierges à écrire collégialement. Rien de comparable ici. A l’échelle de la communauté nationale, voire d’une communauté encore élargie, rien ne fut jamais nié ni passé sous silence de la douleur des victimes ni remis en question de la véracité des exactions subies. Le consensus fut total, comme il le devait, et la plus grande compassion fut exprimée en effusions de toutes sortes concernant la reconnaissance du traumatisme immense infligé aux intéressés, effectivement affectés à titre personnel — c’est la nature du récit délivré ici, l’essence du propos. Il ne pouvait en être autrement.

Qu’est-ce donc qu’accomplit le tribunal médiatique en élargissant le cercle des auditeurs ? En portant ce travail de formulation d’ordre quasi psychanalytique sur la place publique ? Au-delà de l’empathie toute légitime, jusqu’à la tristesse, pour un personnage fort de mère-courage somme toute admirable et plutôt lumineuse, pour sa part, que provoque la lecture. Aurélie profite de l’occasion qui lui est donnée pour régler ses comptes avec le destin en disant encore à Matthieu qu’elle l’aime, et comment, et combien. Parce que c’est et sera vrai. À tout jamais. Parce que pour Aurélie, dans ce qui concerne le 13 Novembre, rien ne peut être dit qui ait plus d’importance, qui mérite davantage d’être entendu, sauvé de l’oubli. Alors cela lui fera toujours du bien de pouvoir le dire, et d’autant plus que sa parole sera entendue. Comme il était formidable. Comme tout relevait de l’exception. Comment ne pas la comprendre ? Leur histoire d’amour modèle est un conte de fées moderne. Alors, pour cette exacte raison je m’interroge. Nous, nous ne connaissions pas Matthieu. Nous ne jouissions pas de cet amour sans ombre. Aurait-on trouvé « À lire absolument », le témoignage d’une femme qui aurait dépeint une vie de couple dégradante, un mari violent ou marginal ou alcoolique ou dépressif ; une autre qui aurait raconté comme elle se donnait du mal et depuis tant d’années pour obtenir un divorce qui ne la laissât pas sur la paille ou, tout simplement, une qui n’ait rien eu à raconter d’extraordinaire qui ajoute à la froide description de faits, connus de tous désormais. Pas facile d’ajouter après coup des faits au faits, alors que l’émotion reste toujours disponible en abondance, à ajouter à l’émotion ; ainsi par exemple, l’image insupportable d’un jet de lance-flamme sur un conte de fées. Et, ceci posé, on prend conscience de tout ce qu’on dit ou ne dit pas, aussi, autour de tout cela, dans notre grand Roman National. De ce qu’on décide de verser au dossier. Un autre conte de fées qui s’écrit avec toujours la même constance bien que — c’est désespérant et nous en crèverons bientôt sans doute — de moins en moins d’imagination ou de courage, qui sont toujours la même chose.

Aurélie n’y est pour rien. Il l’ont eue.

 

« À lire absolument. »

L’injonction. Toujours elle.

J’ai été tentée de publier une mèche, de laisser à d’autres le soin de l’allumer ; en m’allumant. Et puis, j’ai renoncé. Par peur d’enflammer une bergerie que je n’ai aucun moyen de protéger du désastre. Par peur aussi des représailles. Qu’on ne me pardonne pas de ramener encore là mon grain de poil à gratter Gaucho-Anarcho-Mahométan. On. Ce tyran. Mon père tenait du sien une expression qui m’accompagne encore, depuis l’enfance — je ne la comprenais guère alors, elle faisait sonner seulement à mon oreille un mystère où je décelais de la sagesse — bien que je ne m’en sente que si rarement à la hauteur : On, pronom imbécile qui se rapporte à celui qui l’emploie. Quant à moi, je l’avoue avec une pointe d’inquiétude, JE ne comprends pas.

« À lire absolument. »

Pourquoi ? Expliquez-moi.

 

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